Rompre son jumelage avec une « zone libre d’idéologie LGBT » – interview

©Inès Roy-Lewanowicz

Face aux « zones libres d’idéologie LGBT » envahissant le territoire polonais début 2020, la ville de Saint-Jean-de-Braye (Loiret) montrait l’exemple en rompant son jumelage avec la ville de Tuchów. Rencontre avec Colette Martin-Chabert, adjointe déléguée à la communication et aux affaires générales à la mairie. 

 

Entre mars et octobre 2019, dans une Pologne gouvernée par le PiS, un parti populiste conservateur catholique, une vague de LGBT-phobie s’est répandue sur tout le pays. 38 régions, districts et communes polonais se sont alors proclamées « zones libres d’idéologie LGBT ». Leur objectif : s’opposer à ce que les représentants de ces collectivités appellent « d’idéologie LGBT », qui serait source de déviances sexuelles en tous genres. L’adoption de cette déclaration, perçue comme homophobe, a provoqué un scandale au-delà des frontières de la Pologne. De ce fait, plusieurs villes françaises ont rompu ou suspendu leur jumelage avec certaines de ces communes polonaises. Une initiative lancée en février 2020 par Saint-Jean-de-Braye, dans le Loiret. L’ADDP est donc partie à la rencontre de Mme. Colette Martin Chabert, Adjointe déléguée à la communication et aux affaires générales, pour en savoir plus sur cette action.

« Comment avez-vous eu connaissance de ces « zones sans idéologie LGBT » en Pologne ? Et en particulier du cas de Tuchów ?

Un ami m’a envoyé un article du Huffington Post qui recensait les villes et régions de Pologne qui avaient pris ces résolutions en conseil. Nous avons  appris avec étonnement et stupeur que la ville de Tuchów faisait partie de ces collectivités. Après avoir discuté en bureau municipal et pris la décision avec Mme la maire, nous avons voté en conseil municipal cette résolution disant que nous suspendions nos relations avec la ville jumelle.

« Nous avons pensé qu’il fallait frapper fort par rapport à une telle prise de position. »

La mairie de Tuchów y avait réagi avec étonnement disant avoir voulu être consultée avant que la décision ne soit prise.

La réaction a été rapide, à travers les réseaux sociaux. Nous nous en sommes expliqués par un courrier en envoyant notre résolution à Mme la maire de Tuchów. Nous étions intimement persuadés que, même si on avait discuté avec eux, leur décision  était bien prise. La maire de Tuchów se défend d’avoir voulu proceder à cette résolution, mais elle ne l’a pas empêchée non plus. Donc effectivement, nous n’avons pas eu de concertation préalable, parce que nous avons pensé qu’il fallait frapper fort par rapport à une telle prise de position.

Vous dites avoir été pris.e.s de court par la nouvelle concernant Tuchów. Y a-t-il eu, dans vos relation ces dernières années, des changements dans votre coopération, qui auraient pu laisser présager cela ?

Les relations officielles n’étaient pas très empruntes de grands échanges. Les relations avec Tuchów étaient surtout annuelles, lors de la rencontre européenne du mois d’août en présence de toutes les villes avec lesquelles elles sont jumelées. Elles sont nombreuses – au moins une douzaine ! Ce sont principalement des villes des pays de l’Est, donc on est un peu le vilain petit canard, puisqu’on est le pays situé le plus à l’Ouest. Pour ces rencontres, je pense qu’ils avaient des subventions européennes qui leur permettaient de rencontrer toutes leurs villes jumelles en même temps. C’était un moment officiel essentiellement, et pas forcément des échanges de coopération.

Par contre, avec l’association Amitiés Abreysiennes sans Frontières, il y a des actions menées pour sensibiliser la population de Saint-Jean-de-Braye sur les questions polonaises. Tous les ans, un repas polonais est organisé. Il y a eu dans le cadre de la semaine poloaise des conférences, des expositions, des venues d’artistes… Des artistes polonais qui font de la sculpture sur bois ont été exposés dans un des parcs de la ville par exemple. Il y a des échanges qui ne sont pas forcément institutionnels, mais des rapprochements d’individus et de groupements.

L’Union Européenne elle aussi a réagi face à cette tendance homophobe en Pologne. Avez-vous été en relation avec les institutions européennes au moment de la prise de votre décision, ou après ?

Avec les institutions européennes directement non, mais par le biais de l’Association Française du Conseil des Communes et Régions d’Europe, oui. Suite à notre décision, l’AFCCRE a envoyé à tous les maires qui avaient des jumelages, un courrier qui invitait les mairies à suspendre leur jumelage.

Avez-vous été également en contact avec d’autres villes qui ont suspendu leur jumelage ?

Oui, elles nous ont contactés tout de suite. La première était une ville de Normandie, une autre de la région parisienne. Des villes polonaises nous ont même proposé un jumelage. Mais on n’est pas dans cette optique actuellement. Ce serait faire injure à la ville de Tuchów que de dire « on ne veut plus de vous ». Même si on suspend le jumelage, on a quand-même du respect pour les personnes qui y vivent.

« Ce n’est pas une rupture de jumelage, mais on sait comment le temps fait les choses. »

Ce sont presque 20 ans de jumelage qui viennent de prendre fin. En quoi consistait-il, concrètement ?

Comme les autres jumelages que nous avons, celui-ci est né de relations personnelles ou associatives, de personnes qui connaissaient différents pays. Pour la Pologne ça s’est passé comme cela. Après un échange informel on en est arrivés à former un jumelage. Il était beaucoup axé  sur la question de la formation professionnelle. Et l’association Amitiés Abreysiennes sans Frontières, qui est notre bras armé du jumelage, est en lien avec le lycée de Tuchów. Tous les ans, des stagiaires viennent ici, dans les services de restauration et de mécanique, faire des stages professionnels de 4 à 5 semaines. Ils sont logés chez l’habitant. C’était vraiment une des forces de la relation de jumelage, qui a perduré pendant beaucoup d’années. Mais on ne l’empêche pas, à l’heure actuelle. Parce que c’est l’action de l’association. Et si ça doit profiter à des Polonais dans le cadre de leurs relations professionnelles, je ne vois pas pourquoi on entraverait des démarches solidaires et très intéressantes par rapport à l’approche professionnelle entre deux pays.

Vous dites que cette activité principale du jumelage, étant entre les mains de l’association, continue. Mais d’autres actions ont-elles cessé leurs activités du fait de la suspension du jumelage, ou s’agit-il en fait d’une action purement symbolique ?

Il y a un côté symbolique, effectivement, parce je ne vous cacherai pas qu’aujourd’hui, la vie des jumelages dans toute l’Europe est très différente. Ils ont eu leur heure de gloire dans les années 70 quand on a commencé les rapprochements avec plusieurs pays. Aujourd’hui, la jeunesse voyage partout – il n’y a pas que la jeunesse, mais c’est vraiment le ferment sur lequel on peut s’appuyer. La jeunesse n’en voit plus la même utilité puisque la société a évolué. Donc faire vivre les jumelages est difficile.

Le jumelage est suspendu. Concrètement, qu’est-ce que cela implique pour le futur ?

Je ne sais pas, parce que dans le contexte actuel il n’y a plus de relations. Je ne sais pas si la maire de Tuchów nous invitera de nouveau au mois d’août pour les rencontres européennes qu’ils organisent – j’en doute fort. Quand nous lui avons écrit pour lui envoyer la résolution, sa réponse tardait à venir. Elle a justifié son opinion, leur engagement vers l’Europe avec tout ce que l’Europe avait apporté à la ville. C’était très sympathique qu’elle écrive tout ça, mais le sujet n’était pas là. Pour nous il s’est agi de la prise de position, sur une résolution qu’elle n’a pas empêchée. Donc pour l’instant, les relations sont suspendues. Ce n’est pas une rupture de jumelage, mais on sait comment le temps fait les choses.

Malgré la rupture des relations entre les institutions, des échanges officieux entre individus subsistent surement malgré tout, non ?

Il y a de la communication qui relève de l’association. Vous n’êtes pas sans savoir que nous sommes dans un contexte compliqué avec cette pandémie et que, du coup, s’agissant du stage polonais qui devait se faire en février, les jeunes stagiaires polonais sont arrivés, et sont repartis au bout d’une semaine parce que sinon ils n’auraient pas pu rentrer dans leur pays. Les écoles étaient fermées pratiquement jusqu’en vacances d’été, alors qu’il y a deux écoles de la ville qui entretiennent une correspondance avec la ville de Tuchów. Donc ces relations-là on ne les empêche pas. Elles relèvent de l’initiative personnelle d’un instituteur, d’un directeur, d’une association… Et loin de nous l’idée de priver qui que ce soit des liens  entretenus avec des individus et des groupes en Pologne.

« Si la suspension de jumelages avec des villes qui se sont manifestées dans ce sens, leur porte préjudice, il faut qu’ils en assument la responsabilité. »

C’était une volonté de votre part d’avoir une influence directe sur la situation en Pologne ?

On l’a expliqué dans notre courrier, en disant que si nous comprenions leur désarroi il n’en demeurait pas moins qu’on était dans un pays des droits de l’Homme et que nous ne nous reconnaissions pas dans la décision prise.

Quand on signe un serment de jumelage, on s’engage sur des valeurs. Et là, c’étaient ces valeurs qui étaient bafouées. […] Quand j’ai vu ça, j’ai tout de suite eu cette réaction de dire « On ne peut pas continuer à entretenir des relations officielles. »

Pour beaucoup de Polonais, voir ce genre de soutien venant de l’étranger était vraiment un symbole fort. Étiez-vous conscient.e.s de cela au moment de prendre la décision ?

C’est un soutien à la communauté LGBT, certainement, mais c’est un soutien surtout à toute minorité qui est discriminée. Qu’elle soit LGBT, qu’elle soit d’une autre nature, à partir du moment où on ne respecte pas ce droit de l’Homme à vivre sa vie librement dans le respect de son identité, de son genre etc., on ne transigera pas. Après, le fait que le jumelage soit suspendu, je ne suis pas certaine que ce soit très préjudiciable pour la ville de Tuchów. Mais si la suspension de jumelages avec des villes qui se sont manifestées dans ce sens, leur porte préjudice, il faut qu’ils en assument la responsabilité.

Suivez-vous de près la situation en Pologne ? Envisagez-vous prendre position de nouveau de cette manière si nécessaire, dans le cas des droits des femmes, par exemple ?

On se tient au courant, oui. Nous suivons ce qui se passe dans la presse et l’actualité de tous les pays et villes avec lesquels nous sommes jumelés. Que ce soit Pfullendorf  en Allemagne, nous avons un jumelage coopération avec Boussouma au Burkina Faso, et aussi avec la ville de March en Angleterre, même si les jumelages avec l’Angleterre sont souvent plus difficiles à faire vivre.

Mais tel ou tel sujet n’est parfois pas de notre compétence ; sur ce qui touche nos droits humains, c’est la compétence de tout citoyen, de tout individu. Et s’il y a à agir on le fera par le biais des organismes et des associations que nous pouvons soutenir. À titre personnel, je soutiendrai toujours la cause des femmes. J’ai une opinion claire par rapport à ça. Si l’État polonais prend des mesures au sujet de l’avortement par exemple, les prises de positions ne peuvent pas émaner de la part de la ville en tant que ville jumelée avec Tuchów. C’est un événement national qui se passe en Pologne. Ce qui n’empêche pas qu’on peut soutenir les associations qui militent pour la défense des droits des femmes en Pologne. »

Interview réalisée par Inès Roy-Lewanowicz et Ingrid Stolarska