Pologne : les dés pipés de l’élection présidentielle, par Jérôme Huertaux

Au dernier moment avant le silence électoral, Jérôme Heurtaux nous confie son commentaire suite aux derniers jours de la campagne présidentielle. Il a fait le voyage de Prague, où il dirige le Centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES).

Au soir du 1er tour de l’élection présidentielle le 28 juin, la première chaîne de la télévision publique polonaise, plus forte audience du pays, offrait au président sortant arrivé en tête une tribune exceptionnelle. En guise de déclaration de victoire, Andzej Duda s’est lancé dans un discours de meeting de 40 minutes, intégralement diffusé par une télévision aux ordres du pouvoir. La déclaration de son challenger, Rafal Trzaskowski, qui s’est exprimé entretemps, a été diffusée peu après, mais seulement partiellement. Et ce n’est que la face émergée de l’iceberg : les sujets sur lesquels les candidats du 1er tour étaient interrogés à l’occasion d’un débat « présidentiel » étaient la décalque du « programme » de Duda. La chaîne TVP Info diffuse en continu l’intégralité des meetings de Duda et les conférences de presse de son équipe de campagne qui commente des montages vidéos spectaculaires visant à discréditer le maire de Varsovie.

Certes, son concurrent ne manque pas de soutiens dans les médias, mais aucun ne fait ouvertement campagne pour lui. Il a refusé de se rendre au débat présidentiel du 2nd tour animé par le Michel Droit de la télévision polonaise et organisé un contre-débat où il a répondu aux questions d’une vingtaine de journalistes de multiples rédactions. Certes, Rafal Trzaskowski sillonne librement le pays et bénéficie de la bienveillance des autorités locales, à l’instar du président en exercice. Les meetings de l’un comme de l’autre d’ailleurs, auxquels j’ai pu assister en Silésie et dans la région de Sainte-Croix, attirent un nombre croissant de supporters à mesure qu’on se rapproche du jour du scrutin. Mais la campagne de second tour de Rafal Trzaskowski est sans doute la plus difficile qu’un challenger ai dû mener depuis 1990.

Il faut se frotter les yeux pour y croire, mais telle est l’implacable réalité : la démocratie polonaise dans son versant officiel n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ce pays qui a tant séduit, des années de Solidarité à celles de l’intégration à l’Union, qui a construit un Etat de droit, adopté une nouvelle Constitution, réussi la conversion démocratique des anciens communistes, s’abîme dans le ressentiment, la division et le monopole.

Ce furent certes des années difficiles et les tensions n’ont jamais disparu : la spectaculaire transformation économique a eu de redoutables effets sociaux, l’européanisation a eu son lot de revers, des scandales de corruption ont fait tomber des gouvernements, la clôture du champ politique a réduit l’espace de la compétition électorale et l’argent a longtemps circulé sans contrôle dans la vie politique. Mais jamais depuis 1989 une équipe au pouvoir n’avait manifesté un tel mépris pour la démocratie électorale. Oui, nous en sommes là : après avoir cherché à organiser un premier tour en pleine pandémie, se souciant comme d’une guigne d’empêcher de facto ses adversaires de faire campagne, le PiS s’est rétracté sous la pression d’un de ses alliés. Le report de l’élection a certes permis à ses concurrents de battre campagne, mais Andrzej Duda profite sans sourciller d’une lune de miel avec la télévision publique, symbole d’un usage des moyens de l’État à des fins politiques. Le premier ministre Mateusz Morawiecki paie son écot à la campagne en remettant des chèques sous les caméras aux maires des communes acquises au président Duda.

Si ce scrutin renforce le quasi-bipartisme de la vie politique polonaise et donne l’apparence d’une compétition démocratique « normale », il s’inscrit dans le contexte d’une démocratie dégradée. L’anticommunisme des dirigeants du PiS, qui dénoncent « l’idéologie LGBT » comme un nouveau bolchevisme et critiquent à bon droit le système de parti unique, a bon dos : ce n’est pas en réinventant un parti-État qu’on fonde une démocratie pluraliste. L’anti-libéralisme du PiS, qui pourfend les gouvernements de Donald Tusk et réactualise la question sociale, n’est pas ici en cause. Il est plutôt sain que le président Duda défende le bilan des équipes gouvernementales de son parti. Ce sont les dérives illibérales dont se sert le PiS pour imposer son agenda et le discrédit systématique de ses adversaires qui méritent toute notre attention.

Si Andrzej Duda remporte cette élection, sa victoire à la déloyale sera une défaite de la démocratie. Mais si Rafal Trzaskowski sort gagnant de ce scrutin pas comme les autres, nous aurons alors la preuve qu’une majorité de Polonais (ou du moins, d’électeurs) est attachée à la démocratie et qu’elle la protègera de ceux qui font main basse sur les acquis de trente ans de transition. Alors nous serons séduits, à nouveau.

 

Jérôme Heurtaux

Directeur du Centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES), Prague

Auteur de Pologne 1989. Comment le communisme s’est effondré (Editions Codex, 2019) et de La démocratie par le droit. Pologne 1989-2016 (Presses de Sciences po, 2017).

L’article a été publié dans notre blog à Mediapart